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Syndicalisme Hebdo sans mon travail idéal
Finis
les bars à smoothies, le baby-foot ou le Chief Happiness Officer censés rendre
les salariés « heureux au travail » ? Reste que ces artifices font toujours
obstacle au nécessaire débat sur le contenu et les organisations de travail.
Par Emmanuelle Pirat—
Publié le 02/01/2024 à 08h07
© Thomas Louapre
1. Happycratie – Comment l’industrie du
bonheur
a pris le contrôle de nos vies. Éditions Premier Parallèle, 272 pages,
août 2018.
1. Étude : Le
rapport au travail post-Covid.Télétravail, management, reconnaissance,
santé,les nouvelles tendances. www.jean-jaures.org
Alors, comme ça, un joli rooftop (toit-terrasse)
végétalisé, des espaces de sieste, des bars à bonbons ou l’embauche d’un Chief
Happiness Officer (CHO) seraient de nature à rendre les salariés plus heureux
au travail ? C’est en tout cas ce que défendaient les partisans du bonheur au
travail, notion apparue au tournant des années 2010, dans le sillage de
l’approche américaine de « psychologie positive ». Un concept admirablement
analysé dans Happycratie1, du chercheur Edgar
Cabanas et de la sociologue Eva Illouz.
Très
présente et très médiatisée dans les années pré-Covid, cette thématique a du
plomb dans l’aile. Côté entreprises, on semble être revenu de ces gadgets, de
nombreux DRH reconnaissant combien ces artifices n’ont pas de réels impacts sur
la motivation ou l’engagement des équipes.
Côté
salariés, il n’est pas certain que l’on ait un jour cru en ces promesses. Mais
encore moins depuis la crise Covid, « qui a transformé le rapport au
travail. Ce dernier a perdu son caractère aussi central. Aujourd’hui, on est
moins sur ces envies messianiques de bonheur au travail, mais sur une approche
plus pragmatique où l’on va davantage rechercher à ce que le travail s’intègre
plus harmonieusement dans sa vie », explique Romain Bendavid, expert
associé de la Fondation Jean-Jaurès, qui a coordonné une grande étude sur le
rapport au travail post-Covid1.
« Bullshit
managérial »
2. Le
bullshit management, revue Cadres – Lire le travail, no 498,
octobre 2023.
« On parle peut-être moins de bonheur au travail et
davantage de bien-être au travail, mais le fond et les pratiques restent les
mêmes. On est sur les mêmes âneries », tacle Christophe
Genoud, enseignant à la Haute école de gestion de Genève (HEG), consultant en
management, auteur de l’ouvrage Leadership, agilité, bonheur au
travail – bullshit ! (éditions Vuibert, 2023) – et qui a également
contribué au numéro de Cadres consacré au « bullshit
management »2.
« Tous
ces discours, ce sont des fables que les entreprises se racontent. Elles se
mentent et mentent à leurs collaborateurs. Car justement, le travail n’a jamais
été aussi bureaucratisé, abstrait, procédurier et déshumanisant. Alors on sert
un récit, celui dans lequel il suffirait d’“introduire de l’humain”, de
favoriser le bonheur au travail ou la résilience pour que nos organisations
redeviennent des lieux de créativité, d’innovation et de bien-être. Le
problème, c’est que ces récits sont des mythes mortifères qui nuisent plus
qu’ils ne soignent », assène Christophe Genoud. Un peu à la manière de
cette nouvelle tarte à la crème de la « bienveillance », qui a envahi jusqu’au
monde de l’entreprise.
“Quand
toute la communication est faite sur le “tout va bien”, si vous amenez le “ça
ne va pas”, c’est un peu comme si vous trahissiez l’entreprise », explique la
chercheuse.”
Gare
aux incohérences
3. La novlangue managériale. Emprise et
résistance. Éditions Erès, 220 pages, 2017.
3.
Et Mots et illusions : quand la langue du management nous gouverne. Éditions
10/18, « Amorce », 112 pages, 2022.
Ce
n’est évidemment pas que la présence d’un baby-foot soit néfaste ou dangereuse
en tant que telle dans un environnement de travail, mais potentiellement pour
ce qu’elle représente. « Ces démarches – babyfoot, bonbons, corbeilles
de fruits, séances de yoga… – portent avec elles une injonction à être heureux
au travail, en réponse aux “attentions” de l’entreprise. Ce qui peut fragiliser
ceux qui ne le seraient pas, leur donner un sentiment d’inadaptation, voire
accroître leur détresse ou leur culpabilité, constatant qu’ils n’y arrivent
pas, malgré “tout ce que l’entreprise fait pour eux” », indique Agnès
Vandevelde-Rougale, socioanthropologue, auteure de plusieurs ouvrages sur les
aspects manipulatoires de la novlangue managériale3 3. Pire, un tel
contexte ou environnement qui cultive l’optimisme à tous crins peut empêcher ou
saper la possibilité d’exprimer ses difficultés. « Quand toute la
communication est faite sur le “tout va bien”, si vous amenez le “ça ne va
pas”, c’est un peu comme si vous trahissiez l’entreprise », explique
la chercheuse.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Journaliste
Le véritable problème de ces approches « bonheuristes » (l’expression
est de la philosophe Julia de Funès) est qu’en ciblant les individus
– c’est-à-dire en les mettant au centre –, on évite de parler du travail, on se
détourne de ce qui concerne l’activité de travail, son organisation, ses
difficultés. Or, et c’est bien ce qu’ont démontré des dizaines d’années de
travaux universitaires, c’est en mettant le travail au cœur des réflexions et
en donnant aux salariés les moyens de réaliser leur travail qu’ils trouveront
le plus de satisfaction… et d’épanouissement.
Et
donc gare aux incohérences ou aux contradictions : « Si vous installez
une salle de sport ou que vous proposez des massages mais que vos salariés ne
trouvent pas de bureau quand ils arrivent parce que l’entreprise est passée en
flex office [absence de bureau attitré], le risque est grand d’une déception
entre la communication de l’entreprise et la réalité des pratiques. Une
déception qui peut nourrir le mal-être au travail et le turnover », conclut
Agnès Vandevelde-Rougale.