La communication est une dimension centrale dans notre société, et notamment dans le monde du travail, traversée par un ensemble de discours hétérogènes qui partagent un même objectif : celui de mobiliser les êtres humains et les relations humaines au service des objectifs des organisations. Cet ensemble peut être désigné par l’expression « discours managérial », qui conjugue aujourd’hui à la fois une rationalité gestionnaire, basée sur les principes de contrôle, maîtrise et efficacité, et une rationalité marchande, qui mesure l’efficacité en termes financiers. Depuis les années 1980, le discours managérial prône la reconnaissance de l’individu en se basant sur le postulat que l’esprit humain est le plus adapté à faire face à la complexité de l’environnement. Aussi, ce discours ne se limite pas à un discours de gestion autour de la mise en place d’indicateurs, mais il est évolutif, nourri de modes managériales qui elles-mêmes s’articulent aux évolutions sociétales. Il peut se décliner selon des formes variées. On le trouve par exemple dans les manuels de management des ressources humaines et les allocutions de dirigeants ou les propos de cadres supérieurs ou intermédiaires à leurs équipes, mais aussi dans la communication des organisations autour de leurs valeurs sur leurs sites Internet, ou encore dans la littérature de développement personnel. Cette liste n’est pas exhaustive. D’ailleurs, nul besoin d’être manager pour recourir au discours managérial ; il s’entend aussi dans la parole des salariés sur leurs expériences de travail.

Le discours managérial n’est pas cantonné aux murs des entreprises privées : depuis une trentaine d’années, il a accompagné la diffusion de la logique gestionnaire du privé au public en passant par le secteur associatif. On peut retrouver aujourd’hui une même insistance sur le contrôle des coûts, la mesure de la qualité à l’aide d’indicateurs de performance, et des codes de communication autour de la « marque employeur » similaires entre une entreprise de biens de consommation et un hôpital. Le discours managérial ne se limite pas non plus aux murs des organisations de travail, mais est intériorisé par les individus, que ce soit par apprentissage délibéré pour se positionner dans le monde du travail ou par absorption involontaire. La plupart d’entre nous ont grandi avec ce discours, avec l’essor du courant du développement personnel et de l’approche compétences qui enjoignent de progresser tout au long de la vie, pour être plus efficace, développer son employabilité, optimiser son potentiel, etc. Cette intériorisation est intriquée à la position dominante du discours managérial : il est largement répandu, influençant ainsi les manières de dire (on tend à utiliser ses mots et ses formes, même dans la sphère privée, quand on « optimise » son temps en famille ou avec ses amis par exemple) ; c’est un discours de pouvoir, utilisé pour affirmer son pouvoir ou tenter de se positionner dans des relations de pouvoir (par exemple en utilisant certains néologismes ou anglicismes pour montrer son expertise ou en adaptant son expression aux formes reconnues comme professionnelles) ; c’est un discours qui accompagne l’idéologie dominante, orientant les manières de voir – par exemple, avec l’idée que tout pourrait être mesuré et valorisé, ou encore la vision selon laquelle on pourrait « tirer profit » de tout type d’expérience pour développer des compétences transférables au monde professionnel. En ce sens, on peut parler de « novlangue managériale », terme inspiré du « newspeak » issu du roman 1984 de George Orwell pour désigner une forme langagière qui contraint la pensée en imposant un prisme interprétatif.

La rhétorique positive et affirmative du discours managérial évacue le doute, l’accent mis sur « l’approche solution » lui confère une dimension rassurante. Certaines dimensions du discours managérial sont séduisantes, permettant d’associer valorisation narcissique des individus et engagement dans l’action, tout en dissimulant les rapports de pouvoir. Il est plus agréable de penser qu’on agit volontairement que sous la contrainte. Ainsi, l’accent mis sur le bien commun ou la promotion de valeurs socialement valorisées fait appel à l’idéal, pouvant aider à mobiliser des « ressources humaines » pour faire face au manque de moyens, que ce soit pour pallier un déficit chronique (comme à l’hôpital ou dans l’enseignement) ou temporaire (avant une création de poste dans une entreprise en croissance par exemple). Mais ce n’est pas sans risque : certains vont ainsi faire « volontairement » des heures supplémentaires pour pallier le manque de moyens, sans contrainte explicite d’un supérieur hiérarchique ni contrepartie financière ou statutaire, au risque d’erreurs, mais aussi de surmenage ou d’accidents. Et parallèlement, l’accent mis par le discours managérial contemporain sur la responsabilité individuelle porte le risque d’une culpabilisation de l’individu, masquant les dimensions organisationnelles (notamment les divergences d’objectifs, les moyens, les dimensions hiérarchiques, etc.) et sociétales (telles que les rapports sociaux de genre, classe ou/et race, etc.) à l’œuvre, et empêchant par là même qu’elles soient prises en compte dans une réflexion pour améliorer la situation[1].

Le développement de l’intérêt pour la « santé mentale » hors du domaine médical et sa reprise dans le champ organisationnel illustre bien la capacité du discours managérial à absorber, mais aussi à désamorcer les critiques en masquant les enjeux de pouvoir. La promesse d’épanouissement au travail (« réalisation de soi », « qualité de vie au travail », « bonheur au travail », etc.) fait écho à la définition de la santé mentale donnée par l’Organisation mondiale de la santé : « un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté[2] ». Cette représentation porte en revers un autre versant de la santé mentale ou santé psychologique au travail (Desrumaux, 2014), celui associé à la détresse et aux risques psychosociaux. Elle peut même y contribuer, par exemple, en dessinant une image idéale de l’individu (celui en état de « bien-être » tel que défini par l’OMS) à laquelle il peut être difficile de se conformer ; ou en portant une injonction à être heureux au travail, qui fragilise ceux qui n’y parviennent pas en dépit de « tout ce qui est fait pour eux », tant dans une approche « d’individualisation responsabilisante » selon la formule de la sociologue Sophie Le Garrec, avec la mise à disposition d’outils (autodiagnostic, etc.), que dans une approche paternaliste, hygiéniste ou ludique ; ou encore, en masquant l’écart entre représentation et réalité de l’activité et des conditions de travail, au risque d’un désenchantement et d’un désengagement des « talents » que l’organisation avait recrutés, déçus de l’écart entre la communication de marque employeur de leur entreprise et la réalité des pratiques[3].

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En outre, comme le souligne la sociologue Fabienne Scandella (2020) dans un article pour l’Institut syndical européen (ETUI, European Trade Union Institute), la santé mentale au travail conçue comme état de bien-être masque « la distinction, pourtant fondamentale dans la pratique, entre les problèmes de santé mentale qui préexistent à l’insertion professionnelle (p. ex. trouble bipolaire, schizophrénie) et ceux qui résultent de l’exposition à des facteurs de risques psychosociaux au travail (p. ex. dépression réactionnelle, burnout) ». Autrement dit, la diffusion de la thématique de la « santé mentale » « est aujourd’hui si large qu’elle en est indéterminée, allant des pathologies traditionnelles aux problèmes liés à la relation de travail » (Marcodoppido, 2019). Ce faisant, elle amalgame différentes situations dont elle dissout les spécificités. En outre, elle participe à une régulation des problématiques organisationnelles et sociétales au niveau individuel plutôt que collectif.

L’expérience vécue peut permettre de remettre en question certains messages du discours managérial, notamment ceux proposant une vision irénique de l’organisation, que ce soit en manifestant une distance ironique ou encore en organisant des contestations. Pourtant, c’est un discours qui, globalement, continue à séduire : on a envie d’y croire, ce qui peut motiver à en apprendre les codes et à le diffuser. Néanmoins, à la différence de la novlangue de la société totalitaire du roman d’Orwell, la novlangue managériale n’est pas la seule forme d’expression possible. Prêter attention aux mots peut aider à penser en dehors du prisme établi par la conjugaison des rationalités gestionnaires et marchandes. Il n’y a pas de fatalité : les langues, les manières de dire ne sont pas des outils univoques, et on peut se saisir des mots et des formes d’expression pour remettre en question la domination qui passe par les discours.

Références

Pascale Desrumaux, « Santé psychologique au travail », dans P. Zawieja et F. Guarnieri (dir.), Dictionnaire des risques psychosociaux, Seuil, 2014, p. 675-679 ; Sophie Le Garrec (dir), Les servitudes du bien-être au travail, Érès, 2021 ; Fabio Marcodoppido, « Santé mentale et société », dans A. Vandevelde-Rougale et P. Fugier (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, Érès, 2019, p. 567-570 ; Fabienne Scandella, « Europe : vers une éclipse des “risques psychosociaux” au travail ? », ETUI, The European Trade Union Institute, 2020. Disponible à l’adresse : www.etui.org/fr/themes/sante-et-securite-conditions-de-travail/hesamag/ou-va-le-travail-humain-a-l-ere-du-numerique/europe-vers-une-eclipse-des-risques-psychosociaux-au-travail.